
L’Aube du Moyen Age accueille de nombreuses communautés juives parmi lesquelles Villenauxe-la-Grande, Saint-Mards-en-Othe, Plancy-l’Abbaye, Ervy-le-Chätel, Lhuître, Mussy-sur-Seine, Ramerupt, Dampierre, Brienne-le-Chäteau, Bar-sur-Aube et surtout Troyes.
La présence juive dans la ville de Troyes date probablement du XIesiècle, c’est du moins ce que permettent de vérifier des archives documentées. Probablement une petite centaines de personnes. Mais parmi lesquelles le grand érudit Rachi.
En ouvrant les cinq livres de la Torah, le Talmud ou de nombreux autres ouvrages religieux, un mot, plutôt un nom accompagne l’approche de ces textes : Rachi. Si des commentaires de textes partagés depuis des millénaires permettent d’éclairer tel point, telle situation, tel personnage, Rachi fait l’unanimité comme commentateur de référence. De par sa capacité à faire le lien entre les textes bibliques et tous les commentaires qu’il a sélectionnés, confrontant les approches les plus pertinentes aux questions les plus compliquées. Il facilite la lecture, en trouvant le sens littéral de la lecture, le Pshat.

Fierté nationale, Rabbi Shlomo Itshaqi, plus connu sous le nom de Rachi, est né dans la ville française de Troyes en 1040. Ayant bénéficié d’une excellente formation rabbinique avec les rabbins Jacob b. Yakar, Isaac b. Judah à Mayence et Isaac b. Eleazar Ha-Levi à Worms, il se réinstalle à Troyes et ouvre son centre d’études. Entre l’Est de la France et l’Ouest de l’Allemagne se trouvait en effet une région prospère économiquement et intellectuellement, encourageant les échanges sur les deux plans.
Rachi représente également la jonction de l’excellence traditionnelle et moderne. Référence première dans les commentaires de texte mais aussi dans son investissement dans la Cité, il met également à l’honneur la langue française dans ses commentaires. Le Rabbin Claude Sultan, qui dirigea l’Institut Rachi, affirma que les linguistes français étudiaient ses commentaires bibliques pour retrouver des mots français du Moyen-Age, Rachi n’hésitant pas en effet à utiliser la langue de Molière et la langue régionale de Champagne pour préciser un commentaire lorsqu’il n’y avait pas d’équivalent dans la langue hébraïque. Les textes religieux chrétiens, comme ceux de Nicolas de Lyre, s’y réfèrent aussi.

Les échanges entre penseurs juifs et chrétiens sont d’ailleurs réguliers et chaleureux. A l’époque de Rachi mais aussi de ses descendants.
Des descendants qui perpétuèrent son enseignement en créant l’école des Tossafistes. Parmi eux, on compte les rabbins Rashbam, Ribam et Rabenou Tam. Cette école rayonne dans la région à Ramerupt, Dampierre et Sens.
La suite de la vie juive à Troyes connut une prospérité économique mais aussi des persécutions, d’ordre matériel et physique, particulièrement au XIIIe siècle sous le règne de Louis IX. Le siècle suivant vit des expulsions sous Philippe le Bel et Charles VI et retours timides de juifs dans la ville.
L’ancien quartier juif se situait près de l’église Saint-Frobert et le cimetière juif à l’entrée du faubourg de Preize. Le cimetière ayant été détruit pour agrandir la ville, la tombe de Rachi a disparu. Près de la rue de Preize, une esplanade présente devant la Médiathèque Jacques Chirac a été nommée à la mémoire de Rachi. Cette médiathèque possède d’importants fonds patrimoniaux, dont ceux de la bibliothèque de l’Abbaye de Clairvaux.

Au Moyen Age, on surnommait le quartier Saint-Frobert, autour de la rue Hennequin, « la Juiverie » ou « Brosse aux juifs ». A l’époque de Rachi, de nombreux juifs y vivaient.
Ce n’est qu’au XIXe siècle que la communauté juive s’installa de manière pérenne à Troyes. A la veille de la Shoah, quelques 200 juifs vivaient à Troyes. Aujourd’hui, quelques centaines de juifs habitent à Troyes.
A l’occasion des 950 ans de la naissance de Rachi, en 1990, le Mémorial Rachi, réalisé par le sculpteur Raymond Moretti a été inauguré devant un public ému. Parmi eux, Robert Galley, l’ancien maire de Troyes et Elie Wiesel. Ce dernier rappela l’importance de Rachi : « Son commentaire est devenu mon compagnon. Rachi était là, me guidait, me disait que tout est simple malgré les apparences. Je me suis mis à l’aimer au point de ne plus pouvoir m’en passer car, dès lors, je trouvais qu’il était différent, rayonnant d’amitié. »

Le mémorial est situé devant le théâtre de Champagne. Constitué d’une sphère de carbone de près de 3 mètres, l’artiste s’est inspiré de la Cabbale et on y voit l’acronyme de Rachi en hébreu.
Deux lieux centralisent aujourd’hui l’activité culturelle et religieuse du judaïsme troyen. La Maison Rachi et l’Institut Universitaire Européen Rachi, l’un en face de l’autre, se trouvent dans la vieille ville de Troyes.
La Maison Rachi a été construite en 1960 dans la vieille ville. On y trouve une remarquable synagogue. Le bois est très présent dans l’architecture de la scientifique, en harmonie avec l’ancienneté du quartier.

Des rénovations ont été réalisées ces dernières années à l’intérieur avec l’installation d’une très belle verrière, alliant les époques. On observe aussi un beau vitrail inspiré par l’arbre généalogique de Rachi. La Maison Rachi possède également une bibliothèque avec de précieux manuscrits.
Construit en 1990, dans le même esprit de célébration des 950 ans de la naissance de Rachi que le Mémorial, l’Institut Rachi occupe aujourd’hui une place importante dans l’étude juive mais aussi dans le partage interculturel. Par l’étude de la langue hébraïque, des autres langues sémitiques et des civilisations et pensées comparées. En se posant la question de l’approche culturelle et scientifique de la religion. La Mairie de Troyes, ainsi que la Médiathèque et l’Université de Reims participent activement au partage de l’œuvre et de l’influence de Rachi, à la fois justement sur les études bibliques, linguistiques et culturelles.
Rencontre avec Géraldine Roux, Directrice de l’Institut Rachi

Jguideeurope : Quelle est l’identité de l’Institut Universitaire Européen Rachi ?
Géraldine Roux : L’Institut Rachi a été fondé en 1990 par le Grand Rabbin Sirat et Robert Galley depuis un constat assez sombre. Rachi, le plus grand commentateur de la Torah et de la Bible, connu dans le monde entier, est un parfait inconnu dans la ville où il a vécu. Créer un institut permettait de le faire découvrir. Non pas depuis une mémoire matérielle mais depuis son esprit : l’ouverture du judaïsme sur le monde, dans sa diversité. La vocation de l’Institut est alors devenue double : diffuser l’esprit Rachi, dans l’espace de la judaïcité, c’est-à-dire du judaïsme dans la cité, celle de la République française, à travers une éducation à la culture pour tous ; adosser ses cours au Centre universitaire de Troyes, qui lui-même venait de naître, afin de former des étudiants et des chercheurs à la singularité de la pensée juive où il n’existe pas de vérité unique ou gravée dans le marbre mais une multiplicité d’étincelles de sens.
Alors l’institut Rachi, non-confessionnel et pas seulement universitaire, peut apparaître comme un lieu non-lieu. Un lieu du seuil. Ni dedans, ni dehors, mais à la confluence des cultures. Cette situation n’est pas toujours confortable puisque si on y vient en recherchant un espace de prière ou de pratique de rites, on ne peut qu’être déçu et si on le considère depuis une stricte laïcité, les thèmes proposés peuvent dérouter. Et c’est le paradoxe de ce lieu singulier dans le paysage culturel français que je trouve si riche et porteur.

Quelles missions l’Institut Rachi se donne-t-il ?
L’Institut Rachi propose, dans la journée, des cours qui s’adressent aux étudiants, aux lycéens et à toute personne intéressée par la pensée et la culture juive avec des cours de philosophie et de littérature médiévales, de commentaires Rachi, de langues (arabe littéraire, hébreu biblique, hébreu moderne), de pensées juive et musulmane en terres d’Islam, de philosophie juive et des séminaires dont, nouveautés cette année, un cycle de réflexions « regards sur l’Affaire Dreyfus ». Ces cours et séminaires sont construits en partenariat avec des universités du Grand Est, de Paris et l’Institut Européen Emmanuel Levinas de l’Alliance Israélite Universelle. Et nous proposons également des conférences grand public et des journées d’études, sur des thèmes d’actualité. Nos missions ? Articuler enseignements et recherches spécialisés avec des découvertes et des réflexions grand public. Et à moyen terme, nous élaborons le projet de devenir un observatoire des monothéismes, s’adossant sur le savoir scientifique et universitaire, afin de donner, à tous, des clés de compréhension de ce qu’on nomme, de manière souvent vague, le « phénomène religieux » et de donner des clés de lectures de ce patrimoine culturel afin de sortir et du communautarisme qui conduit à l’intolérance et du rejet qui mène à la violence.

Vous deviez organiser un événement autour de l’anniversaire de Rachi. A cause du confinement cela n’a pas pu se réaliser entièrement. Prévoyez-vous un report ?
Tout était prêt à la mi-mars pour célébrer les 980 ans de la naissance de Rachi. Une semaine de festivités avec des conférences, lectures, une exposition, « l’Ecole de Rachi : manuscrits et glossaires, entre interprétation, langues et récits », une journée d’études et un concert. En raison de l’épidémie de Coronavirus, le bureau de l’Institut Rachi a décidé, quelques jours avant l’annonce officielle du confinement, de reporter cette semaine anniversaire. Cette décision était certes difficile mais nous l’avons tous vue comme une mesure de bon sens. Le précepte fondamental de la Torah est de préserver la vie. L’annonce des mesures de confinement du 16 mars par le président de la République a entériné cette décision. Nous avons alors rapidement commencé à préparer le report, qui aura lieu du dimanche 22 au dimanche 29 novembre 2020.
Les thèmes abordés sont-ils les mêmes que ceux prévus initialement ?
En effet, la plupart des participants a accepté d’intervenir en novembre et les thèmes de la semaine anniversaire seront identiques. Cette semaine commencera par une conférence inaugurale sur la Bible de Rachi, par le président de l’Institut Universitaire Rachi, Armand Abécassis, suivie d’une réflexion sur la place de Rachi dans les études juives jusqu’au XXIe siècle, par Sylvie-Anne Goldberg. Nous découvrirons également le nouveau livre d’Ariel Toledano sur « La médecine de Rachi » et une conférence, par Rosine Cohen, sur l’homme Rachi à travers son œuvre.

Les journées phares de cette semaine seront consacrées à l’exposition sur « L’école de Rachi », des tossafistes aux exégètes chrétiens, qui se tiendra au Campus Comtes de Champagne. Nous sommes d’autant plus heureux de ce projet que des manuscrits, comprenant des commentaires Rachi, seront exposés dans le grand hall de ce centre universitaire, pour la première fois de son histoire. Et cela, dans la ville de Rachi ! Suivra une journée d’études sur le rayonnement de l’école de Rachi. La semaine se terminera par une rencontre poétique et musicale d’inspiration juive, avec Odile Cohen et Philippe Mallard.
Cette semaine anniversaire est placée sous le signe de l’itinérance. Rachi était un troyen, en ouverture et dialogue avec les instances troyennes et champenoises de l’époque, comme avec les différents corps de métiers et d’artisanat qu’il connaissait si bien. Son anniversaire sera donc fêté dans des lieux emblématiques : l’hôtel de ville de Troyes, le campus universitaire, la médiathèque Jacques-Chirac et l’Institut Rachi, ces lieux qui continuent à faire vivre, chacun depuis leurs actions, l’esprit de Rachi : on ne peut pas vivre isolés. Sinon, on vit sur soi, ou plutôt on meurt sur soi. Rachi n’a jamais été replié sur lui-même. Il était en lien avec des chrétiens, avec les comtes de Champagne. Il était une figure inverse du repli, l’image d’une ouverture au dialogue.

Comment l’Institut poursuit-il ses programmes avec le confinement ?
Avec les mouvements de grève et les difficultés de transport du mois de janvier, nous avons expérimenté la visioconférence hebdomadaire avec nos enseignants parisiens. Nous avions donc déjà utilisé ce type d’outils et, dès le 16 mars, les cours diplômants se sont poursuivis par ce moyen. Au bout d’un mois d’utilisation, nous avons constaté que 90% de nos auditeurs et étudiants étaient connectés et ont pu bénéficier de ces cours en ligne et en direct. Les personnes sans connexion internet n’ont pas pour autant été oubliées et des exercices et fiches de cours leurs ont été proposés sous d’autres formats. Et les enseignants n’hésitent pas à passer un appel téléphonique pour prendre de leurs nouvelles.
En tout cas, avec cette expérimentation pour nos cours diplômants – les plus urgents pour ne pas faire perdre leur année aux étudiants – je profite des vacances de printemps pour remodeler le programme complet des cours et conférences afin d’en proposer un nouveau, entièrement en ligne, pour les mois de mai et juin 2020. Le rythme sera bien sûr différent. La concentration comme le volume horaire ne peuvent pas être identiques en temps de confinement. Le risque, à mon sens, serait de faire comme si tout était pareil qu’avant, sauf que cela se passerait en ligne. Mais, en tenant compte de cette considération, nous proposerons, à partir du 11 mai nos cours, en alternance tous les 15 jours, afin de proposer trois cours différents chaque semaine. Des conférences en ligne seront également proposées : « mythologie du boiteux et du pied fabuleux », par Karin Ueltschi (professeur de Langue et Littérature du Moyen Âge à l’Université de Reims Champagne-Ardenne et administratrice de l’Institut Rachi) le mardi 12 mai à 20h ; « L’inconnu », par Anne Bazin et Danièle Lévy, psychanalystes, le lundi 15 mai à 20h et « l’oisiveté peut-elle sauver le monde ? », par Thomas Schauder (enseignant de philosophie et bibliothécaire de l’Institut Rachi), le jeudi 4 juin à 20h.
Les cours comme les trois conférences que nous proposerons seront entièrement gratuits et ouverts à tous. Ce sera notre manière, modeste, à l’institut Rachi « virtuel » de contribuer à l’effort et à la solidarité en proposant des activités culturelles en ligne pour tous. En croisant les doigts pour que la technique suive bien !

La ville de Troyes participe-t-elle activement au partage de cet héritage ?
La Ville de Troyesparticipe tout-à-fait au partage de cet héritage millénaire. La création de l’Institut Universitaire Européen Rachi, à l’initiative du ministre-maire de l’époque, Robert Galley, il y a trente ans, et poursuivi par la municipalité actuelle, en est un des témoignages criants. De même, Troyes Champagne Métropole aide activement au développement de l’Institut Rachi par des subventions conséquentes pour faire perdurer et prospérer la recherche et l’étude dans le domaine de la pensée juive et hébraïque à Troyes. Se développe également un projet ambitieux, porté par l’Office Départemental du Tourisme Aube en Champagne, d’inscrire une route Rachi dans le cadre des routes du Patrimoine Juif Européen (AEPJ). Un projet très intéressant porté par Delphine Yaguë. Des perspectives vivantes…